Burroughs créateur
Selon certains, Tarzan, à l’origine, n’aurait été de la part d’Edgar Rice Burroughs qu’une tentative pour mesurer jusqu’à quel point il serait possible d’extrapoler Le Livre de la jungle. Le fait est que le premier livre de la série eut droit, dès sa parution, à des critiques et que les bibliothèques publiques l’acceptèrent dans leurs rayons. Mais, très vite, Burroughs fut frappé du sceau d’infamie auquel n’échappent presque jamais les auteurs populaires.
Dans le premier volume des aventures de John Carter, il avait mis en scène des Martiens et des Martiennes qui se promenaient intégralement nus et il avait opposé deux races : la grande race rouge civilisée et la race blanche, moralement inférieure et prompte à trahir. D’aucuns avaient regimbé. Avec Tarzan, il se sentit rapidement enchaîné, d’autant qu’à l’époque une œuvre « populaire » n’était acceptée que si elle se montrait éducative, instructive, pédagogique, semée de remarques et de réflexions propres à édifier les lecteurs. Il n’avait rien d’un prêcheur, d’un pédagogue, ni d’un puritain. Mais, comme il avait décidé d’écrire pour gagner sa vie, il lui fallut sacrifier aux conventions. De-là, sans doute quelques scories qui apparaissent dans la seconde partie de Tarzan, seigneur de la jungle, quand l’ouvrage tourne au roman d’aventures classique et quitte le domaine du mythe pour devenir réaliste.
Il n’empêche : en 1961, un bibliothécaire de Downey, en Californie, devait encore bannir Tarzan de son officine, sous prétexte que celui-ci et Jane n’étaient pas mariés et qu’ils vivaient ouvertement dans le péché ! Ce qui allait entraîner la réaction immédiate des lecteurs les plus assidus qui lui signalèrent que Tarzan et Jane étaient mari et femme depuis 1977, c’est-à-dire depuis la fin du Retour de Tarzan.
Dans le grand public, il est vrai, Tarzan est avant tout connu au travers de mille et un miroirs déformants : les films, les comics, les bandes dessinées, les feuilletons radio ou télé. Mais là, le héros n’est souvent qu’une caricature qui le transforme en analphabète, alors qu’il siège à la Chambre des Lords et qu’il possède et dirige des laboratoires de recherches.
Par la suite, sûr de son succès et de ses lecteurs, Burroughs ne se pliera plus aux contraintes.
Edgar Rice Burroughs, en créant son personnage, a aussi créé une Afrique imaginaire. Son Afrique vient de Rider Haggard et même des souvenirs de Theodore Roosevelt racontant ses safaris. Il ne se souciait guère de réalisme, le décor n’étant là que pour permettre au mythe de se déployer. À cet égard, l’enfance de Tarzan est aussi merveilleuse que celle de Romulus et Remus. À vivre nu dans la jungle, à se nourrir de fruits et de chair crue, il aurait dû mourir mille fois.
Pourtant l’histoire paraît plausible et ne se démonte qu’à la réflexion. Tarzan n’est pas Emile, il n’est pas le bon sauvage, l’homme de la nature. Il est la statue animée de Condillac découvrant et analysant le monde. Il est Adam qui s’éveille à la réalité, qui l’« invente », l’analyse et la reconstruit. Une des facettes essentielles du mythe consiste ainsi à symboliser l’ascension de l’humanité, à dire que le cerveau et la raison conduisent à la suprématie.
C’est pourquoi ce mythe est aujourd’hui universel. Que les Américains et les Européens se soient laissé prendre à ses charmes et aient été séduits par une Afrique imaginaire, on le comprend. Mais Tarzan est tout aussi populaire en Afrique anglophone : le Nigéria possède une Tarzan Transport Company, des camions y sont baptisés Tarzan et les films qui glorifient ses exploits (et qui sont tournés sans autorisation en Inde) y sont largement diffusés. Visiblement les Africains doivent être sensibles à un autre aspect du personnage : le défenseur de la liberté et de la nature vierge. Un trait que même l’étroit et rogue Gilbert Gesbron devait relever dans les années 50, en écrivant un article à la gloire de Tarzan intitulé Pieds nus la liberté…
Jacques Van Herp